Entretien avec Georges Mathieu (extrait)
Paris, 9 décembre 2005
C.B.-V : Vous auriez pu devenir écrivain, car vous lisez beaucoup et vous êtes un homme amoureux de la littérature. D’ailleurs votre première référence est Conrad : quels rapports entretenez-vous avec l’écriture ?
G.M : J’ai écrit une dizaine de livres sur ma peinture. Mon premier ouvrage Au-delà du tachisme témoignait de mon besoin d’expliquer ma différence avec les autres. Et puis c’était surtout une action décisive contre les abstraits géométriques, comme par exemple des gens comme Vasarely, du reste il était charmant, mais il n’y avait, à mes yeux, aucune transcendance dans ses tableaux géométriques. Je pensais à vos livres mais également à la revue que vous avez dirigée pour une compagnie maritime ?
Oui, United State Lines. Déjà en 1947, cette compagnie m’avait nommé directeur des relations publiques, et puis en 1953, les responsables m’ont confié la mission d’éditer une fois par an leur revue[1]. Ça a été merveilleux parce que j’ai correspondu avec un très grand nombre de personnes ; j’ai eu des articles signés par les plus grands noms de l’histoire[2]. J’ai privilégié trois domaines qui me paraissaient fondamentaux : l’expression, le savoir et la pensée[3]. D’ailleurs, dans le premier numéro[4], j’ai essayé de faire une comparaison entre ce qu’on peut appeler les trois composantes d’une civilisation française et américaine. C’était absolument fascinant de pouvoir écrire à toutes les universités américaines et à l’intelligentsia française et d’en voir quelles en étaient les correspondantes.
Vous vous êtes beaucoup intéressé à la philosophie, et on peut lire vos textes qui sont très référencés en la matière.
Oui, j’admire Heidegger et j’aime Nietzsche pour sa liberté extrême bien qu’il fasse à un certain moment l’éloge de
Revenons à la peinture et à vos débuts de peintre.
Oui. Mes premières peintures abstraites ont été réalisées à Douai dans le Nord de
Pourquoi l’Imaginaire et non l’Abstraction lyrique ?
La propriétaire de la galerie, Éva Philippe, trouvait ce titre trop compliqué et au dernier moment a préféré le modifier. J’y ai concédé, mais pour moi « abstractivisme » aurait été encore plus juste qu’abstraction. Abstractivisme va avec cubisme, futurisme, abstraction ça n’a pas l’air d’être une école de peinture.
Vous êtes donc l’inventeur de « l’Abstraction lyrique ». Aujourd’hui, l’histoire de l’art regroupe un certain nombre d’artistes de votre génération, notamment ceux qui ont émergé à la fin de la guerre, sous différents titres comme
Oui, je suis au courant de tout cela. L’Abstraction lyrique, c’est moi qui ai trouvé ce terme ; Je crois que je suis le seul à l’incarner véritablement. L’exposition que je voulais faire, et que j’ai faite en 1947, était pour réunir tous ceux qui n’étaient pas bien sûr géométriques, mais surtout qui avaient une tendance à une certaine liberté[6]. Pour le catalogue, j’avais demandé à Jean-José Marchand de faire la préface et dans son texte, il emploie le véritable titre L’Abstractivisme Lyrique.
[1] United State Lines Paris Review, revue culturelle bilingue, a été dirigée par G. Mathieu jusqu’en 1962.
[2] Le musicien Boulez, L’ethnologue et philosophe Claude Lévy-Strauss, Le critique d’art Clément Creenberg, l’architecte F. Lloyd Wright, l’écrivain Henry Miller, le physicien Albert Einstein, le musicien et artiste John Cage, etc. La revue était luxueuse, imprimée sur papier couché ; elle était ouverte à toutes les formes de l’art et de la culture mais également à des domaines différents comme celui de la science. Elle était diffusée gratuitement à 15000 personnes dans le monde.
[3] Dans un entretien avec Georges Suffert, le peintre explique ce qu’il entend par ces trois domaines : « J’ai eu le privilège de comprendre assez tôt que l’accomplissement d’un être et a fortiori d’une civilisation ne pouvait se réaliser que par l’osmose de trois domaines, qui sont : l’Expression, le Savoir et
[4] On peut noter quelques thématiques de la revue : « Rapports de jeu et des civilisations », 1956 ; « Nouvelle orientation de la civilisation occidentale », 1958 ; « Le thème de la fête dans le monde et le temps », 1960.
[5] L’exposition a été présentée en décembre 1947 à la galerie Luxembourg qui venait d’ouvrir ses portes dans la rue Gay-Lussac. Quatorze artistes sont présentés : Mathieu, Atlan, Hartung, Wols, Byren, Arp, Riopelle, Leduc, Ubac, Vulliamy, Brauner, Solier, Picasso, Verroust. La manifestation est remarquée et accueillie favorablement par la presse spécialisée. Dans la revue Réforme, C. Donell écrit : « (…) Chacun des peintres qui exposent ici a son style propre, mais on découvre dans cette peinture abstraite, sous des aspects encore insolites, une tendance générale vers un lyrisme pur, dégagée de toutes contraintes, qui évoque des mondes énigmatiques, d’une poésie un peu inquiétante. »
[6] A propos de cette exposition, G. Mathieu explique ses motivations : « (…) l’essentiel est de rassembler ceux qui représentent la liberté la plus totale, la plus absolue, vis-à-vis des théories, en face de tous ceux chez lesquels l’on trouve des traces de cubisme, de constructivisme, de néo-platicisme, de surréalisme. » in Mathieu, 50 ans de création, Paris, éd. Hervas, 2003, p. 35.
Cet entretien est publié in Georges Mathieu, Le Privilège d'être, Paris, éd. Complicités, 2006.